Alfred de Musset - Lettre à George Sand, 1834 - Extrait

Modifié par Delphinelivet

La permanence du sentiment amoureux 

En 1833, George Sand, écrivaine de vingt-neuf ans, a une réputation assez sulfureuse. Elle aime la compagnie de jeunes hommes mais Alfred de Musset, de sept ans son cadet, ne lui plaît guère : elle le trouve « trop dandy ». En juin de la même année, Alfred de Musset, assis à côté de George Sand lors d'un dîner organisé par le directeur d'une revue littéraire, s'entend pourtant fort bien avec l'écrivaine : ils entament immédiatement une correspondance, révélant leur réelle complicité littéraire, avant de vivre une histoire passionnée et tumultueuse, faite de ruptures et de réconciliations. 

Alfred de Musset à George Sand

Genève, 4 avril 1834.

[...] Je t’aime encore d’amour, George. Dans quatre jours, il y aura trois cents lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement ? À cette distance là il n’y a plus ni violences ni attaques de nerfs : je t’aime, je te sais auprès d’un homme que tu aimes, et cependant je suis tranquille ; les larmes coulent abondamment sur mes mains tandis que je t’écris, mais ce sont les plus douces, les plus chères larmes que j’aie versées. Je suis tranquille ; ce n’est pas un enfant épuisé de fatigue qui te parle ainsi. J’atteste le soleil que j’y vois aussi clair dans mon cœur, que lui dans son orbite. Je n’ai pas voulu t’écrire avant d’être sûr de moi ; il s’est passé tant de choses dans cette pauvre tête ! De quel rêve étrange je m’éveille !
Ce matin, je courais les rues de Genève, en regardant les boutiques ; un gilet neuf, une belle édition d’un livre anglais, voilà ce qui attirait mon attention. Je me suis aperçu dans une glace, j’ai reconnu l’enfant d’autrefois. Qu’avais-tu donc fait, ma pauvre amie ? C’était là l’homme que tu voulais aimer ! Tu avais dix ans de souffrance dans le cœur, tu avais, depuis dix ans, une soif inextinguible de bonheur, et c’était là le roseau sur lequel tu voulais t’appuyer ! Toi m’aimer ! mon pauvre George1 ! Cela m’a fait frémir. Je t’ai rendue si malheureuse ! et quels malheurs plus terribles n’ai-je pas encore été sur le point de te causer ! Je le verrai longtemps, mon George, ce visage pâli par les veilles qui s’est penché dix-huit nuits sur mon chevet ! Je te verrai longtemps dans cette chambre funeste où tant de larmes ont coulé.

Pauvre George ! Pauvre chère enfant ! Tu t’étais trompée ; tu t’es crue ma maîtresse, tu n’étais que ma mère ; le ciel nous avait fait l’un pour l’autre ; nos intelligences, dans leur sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes, elles ont volé l’une vers l’autre, mais l’étreinte a été trop forte ; c’est un inceste que nous commettions.
Eh bien, mon unique amie, j’ai été presque un bourreau pour toi, du moins dans ces derniers temps ; je t’ai fait beaucoup souffrir, mais Dieu soit loué, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l’ai pas fait. Oh ! mon enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau ciel du monde, appuyée sur un homme dont le cœur est digne de toi. Brave jeune homme ! dis-lui combien je l’aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui. Eh bien, je ne t’ai donc pas dérobée à la Providence, je n’ai donc pas détourné de toi la main qu’il te fallait pour être heureuse ! j’ai fait peut-être en te quittant la chose la plus simple du monde, mais je l’ai faite, mon cœur se dilate malgré mes larmes ; j’emporte avec moi deux étranges compagnes ; une tristesse et une joie sans fin. Quand tu passeras le Simplon2, pense à moi, George ; c’était la première fois que les spectres éternels des Alpes se levaient devant moi, dans leur force et dans leur calme. J’étais seul dans le cabriolet, je ne sais comment rendre ce que j’ai éprouvé. Il me semblait que ces géants me parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. Je ne suis qu’un enfant, me suis-je écrié, mais j’ai deux grands amis, et ils sont heureux.
Écris-moi, mon George. Sois sûre que je vais m’occuper de tes affaires. Que mon amitié ne te soit jamais importune. Respecte-la, cette amitié plus ardente que l’amour, c’est tout ce qu’il y a de bon en moi, pense à cela, c’est l’ouvrage de Dieu. Tu es le fil qui me rattache à lui ; pense à la vie qui m’attend.

Alfred de Musset, « Lettre à George Sand », avril 1834


1. L'amante de Musset s'appelle Aurore Dupin. Mais, avant de rencontrer Musset, elle avait pris comme nom de plume, George Sand. George est écrit à l'anglaise sans le -s et Sand a été inventé à partir du nom de famille de son amant, Jules Sandeau, à l'époque où elle avait écrit son premier Indiana (1832). Musset l'appelle, ici, par le biais de son pseudonyme masculin.
2. Le Simplon : le col du Simplon est un col des Alpes suisses. Il fait partie de la route qui mène à la frontière italienne.  


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